lundi 3 septembre 2012

Photo 135 - This is the end


Les français de Singapour sont en deuil après l'annonce récente de la fermeture avant la fin de l'année des deux hypermarchés Carrefour. George Plassat, le nouveau PDG du groupe justifie cette décision par une perte de vitesse de l'enseigne française à Singapour et une baisse de 11.6% de son chiffre d'affaires 2011 par rapport à l'année précédente. Quels enseignements faut-il tirer de ce retrait après environ 15 années de présence française dans la cité singapourienne ?

Retrait de Carrefour, les raisons de ce "four"
Carrefour s'est installé à Singapour en 1997 et compte/comptait deux hypermarchés situés à Plaza Singapura (station de MRT Dhoby Ghaut) et Suntec City. Premier choix discutable, implanter ses deux seuls magasins à moins de 3 kilomètres l'un de l'autre. Pourtant les emplacements sont plutôt stratégiques, notamment Plaza Singapura, situé au dessus de la plus importante station de métro de la ville. Mais la proximité des deux est une aberration en matière de couverture géographique du pays (cf carte ci-dessous A=Plaza, B=Suntec). 

Ensuite, Carrefour avait pour principaux concurrents deux chaines singapouriennes, "NTUC Fair Price" avec plus de 90 supermarchés Fair Price, 5 Fair Price Extra (proposant des quantités plus importantes donc des produits moins chers) et 8 Fair Price Finest (ie des magasins plus petit et plutôt design, proposant des produits plus raffinés) et aussi "Cold Storage" comptant 44 magasins Cold Storage et 7 magasins Cold Storage Finest. Manque de visibilité plus lutte contre des enseignes nationales bien implantées dans un pays très patriotique, c'était David contre Goh-Liat, et pour couronner le tout, les munitions de Carrefour étaient en papier mâché.

Un marketing mix bâclé, une défaite assurée
Reprenons les basiques des cours de marketing avec le fameux "marketing mix" connu sous le nom des "quatre P", que nous adapterons ici sous la forme des "quatre C", axée client et donc plus appropriée.

Consumer (consommateur, remplace "Product" ou politique de produit)
L'attention doit être portée à la satisfaction du consommateur. En l'espèce, c'est plutôt un flop. Les produits semblent avant tout satisfaire une clientèle européenne avec un très léger accent mis sur les attentes de la population asiatique dans son ensemble. Pire, les produits "made in France" n'y sont pas mis en valeur ou simplement pas expliqués aux singapouriens. Résultat, la mayonnaise ne prend pas et on peut imaginer un gâchis important pour les produits à péremption rapide.

Cost (coût, remplace "Price" ou la politique de prix)
Clairement, c'est une autre grosse faille du positionnement de Carrefour : ils ne étaient absolument pas compétitifs par rapport aux autres enseignes singapouriennes et pas au niveau de qualité attendu par le client compte tenu du prix exigé. Les produits locaux (donc disponibles chez les concurrents) étaient plus chers chez Carrefour, sans parler des prix élevés de leur marque de distributeur et même de leur appellation discount (des yaourts aromatisés neuf fois plus chers qu'en France cela vous dit quelque chose ?).

Communication (transparent, remplace "Promotion" ou la politique de communication)
Une chose était frappante dans ses supermarchés : les produits étaient pour la plupart destinés au marché européen. Le double-étiquetage se limitait souvent au français et au hollandais, quand il n'était pas destiné aux pays sud-américains ou du moyen-Orient. Incompréhension du marché ou incompétence pure et simple, Carrefour ne parlait pas chinois dans un pays comptant dans ses rangs près de 3/4 de sa population d'origine chinoise.

Convenience (commodité, remplace "Place" ou la politique de distribution)
Encore un point noir dans le marketing mix du leader français, les magasins Carrefour se résumaient à deux gigantesques souks, extrêmement désordonnés, très mal agencés et donc très mal réassortis. Le pire des deux étant celui de Suntec City, avec une architecture aussi tordue que les singapouriens sont droits. Le calvaire du consommateur prenait généralement fin après un passage en caisse lui aussi catastrophique. D'abord, il faut souligner que lesdites caisses étaient les moins fonctionnelles possibles avec des couloirs étroits, pas d'espace pour le chariot et que bien entendu elles n'étaient jamais toutes en service. Mais le pire reste encore à venir avec le scannage des articles. Les pauvres petites caissières, quand elles n'étaient pas  âgées de plus de 65 ans, étaient dépourvues de sens pratique. Il faut dire qu'à Singapour, les caissières mettent elles-mêmes les articles dans les sacs plastiques. Il s'agit peut être d'un service à la base, mais quand il est mal fait il peut se transformer en un inconvénient. Résultat des courses (c'est le cas de le dire), le débit s'en ressentait terriblement, la file d'attente s'allongeait et la chaîne du froid se rompait au fil des minutes sans même avoir payé ses articles. Un autre exemple d'incompétence, quand par malheur les articles ne pouvaient pas être scannés , au lieu de rentrer les douze chiffres manuellement les caissières appelaient à l'aide d'autres petites grand-mères chargées de courir dans les rayons à la recherche du prix de l'article en question.

Le personnel dans son ensemble n'était pas non plus au niveau, avec bien souvent des employés incapables de répondre à des questions sur la disponibilité d'un produit s'il ne venait pas de leur propre rayon ou même incapable de comprendre la question s'il est n'était pas posée dans leur langue. Comment ça c'est de la faute de mon accent français !? Il faut dire que la mise en rayon était instable et d'une semaine sur l'autre vous ne retrouviez pas toujours les mêmes articles au même endroit. Pas évident dans ce cas de s'inscrire dans la durée et donc la fidélisation si le réassort n'est pas régulier.

Un dernier point insupportable et totalement inadapté au marché singapourien : le procédé de vente forcée de Carrefour, spécialiste en la matière, n'était absolument pas compatible avec le mode de fonctionnement des singapouriens. La politique de vendre toujours plus, par lots de 2, 3 ou plus encore plus (pas quatre, les chinois n'aiment pas ce chiffre) oblige à acheter de gros volumes de provisions quand un singapourien fait régulièrement des petites courses. Les seuls chariots bien remplis étaient ceux des familles d'expatriés, restées sur le modèle franco-français du plein de courses une fois par semaine maximum. A quoi bon se poser ces questions quand on a une maid qui peut être envoyée faire les courses à toute heure ? Le plan de marchéage semblait une fois de plus dirigée par des employés des bureaux du siège parisien n'ayant jamais mis les pieds en Asie et n'ayant absolument aucune connaissance du marché local.

Quelles en sont les conséquences ?
Les conséquences directes sont des pertes d'emplois, même s'il y a plus difficile sur terre que le marché de l'emploi à Singapour. Cela dit, ceux concernés restent majoritairement des emplois peu qualifiés donc précaires. Un immense sentiment de gâchis plane sur ce départ précipité (Carrefour va fermer ses portes sans même pouvoir revendre son activité, et le tout en moins d'un trimestre). Une grande partie de la population singapourienne possède un fort pouvoir d'achat et aurait pu s'aligner sur des produits haut de gamme, encore fallait-il pouvoir s'adresser à cette catégorie de la bonne manière. A titre personnel et en tant que client occasionnel, cela va surtout faire un grand vide dans notre consommation de fromages et de céréales du petit-déjeuner.  Adieu Reflets de France, adieu grand Sauterne, adieu ô toi source formidable d'inspiration de nombreux petits articles...

Vu d'ici, cela démontre une fois de plus l'incapacité française à s'adapter aux marchés étrangers et une certaine suffisance de ces entreprises qui ne prennent pas le temps de se poser les bonnes questions. L'arrogance française est sanctionnée par le retrait sans gloire de Singapour du numéro deux mondial de la distribution, une sorte de second Diên Biên Phu dans une contrée asiatique. 

Pour les puristes anglophones, voici "This is the end" des Doors


Et pour les francophones (parce que je suis attentif aux lecteurs ;-) voici la fin version Jean-Louis Aubert


Sources d'informations : La Tribune, Les Échos.fr, Le Figaro.fr
 

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